Esquisses Pyrrhoniennes

Esquisses Pyrrhoniennes

Esquisses pyrrhoniennes

Les Esquisses pyrrhoniennes (Πυῤῥώνειοι ὑποτύπωσεις) sont un exposé en trois livres de la doctrine sceptique écrit par Sextus Empiricus. Cet ouvrage, selon une opinion courante, serait le dernier écrit par Sextus Empiricus. Son intérêt est d'être l'œuvre la plus détaillée concernant le scepticisme au sens strict (aussi appelé pyrrhonisme). Il aurait été écrit au IIIe siècle de notre ère (ou peut-être au second), ce qui en ferait le dernier héritier de la pensée pyrrhonienne et en quelque sorte sa synthèse.

Sommaire

Thèmes majeurs

La tranquillité

Le but de toute philosophie, pour Sextus, est d'atteindre la tranquillité, c'est-à-dire l'absence de troubles. C'est pour cela que les philosophes recherchent la vérité : ils sont perturbés par le fonctionnement du monde qui leur semble chaotique et ils désirent le décrypter. Mais les dogmatiques se précipitent dans des croyances faciles, prétextant y parvenir à l'aide de la raison, là où une analyse logique poussée nous montre que rien ne justifie ces croyances. Ils font alors face à de nombreux troubles : conflits avec les autres écoles, incohérences dans leurs doctrines… Pour Sextus, la tranquillité résulte de la suspension de l'assentiment.

C'est, pour lui, une conséquence imprévisible : le sceptique n'avait pas suspendu son assentiment pour atteindre la tranquillité, mais parce qu'il lui semblait que les choses obscures étaient indécidables. La tranquillité lui est alors venue fortuitement. Cette remarque permet à Sextus de se préserver de l'accusation de dogmatisme, mais on voit pourtant qu'il y a là un postulat sur lequel il a buté (à savoir : en suspendant notre jugement, nous atteindrons la tranquillité).

Ce concept est néanmoins central dans la pensée de Sextus : il ne faut pas perdre de vue que ses objectifs tiennent plus de la recherche du bonheur que d'une perspective épistémologique.

Le critère de vérité

Les dogmatiques font reposer leurs prétendues découvertes sur des démonstrations, qui reposent elles-mêmes sur un critère de vérité. En effet, pour décider si une démonstration est concluante, il faut que chacune de ses parties ait été reconnue vraie. Mais qu'est-ce qui nous permet de reconnaître cette vérité ? Ça ne peut être une démonstration, puisqu'elle aurait besoin à son tour d'être démontrée, mais si c'est une affirmation non démontrée, elle sera arbitraire et ne pourra pas convaincre. Sextus soulève ici le problème majeur des démonstrations : elles reposent toujours sur des postulats qu'il faut admettre passivement, ce qui n'est pas acceptable d'un point de vue logique strict.

Sextus conclut de cela qu'il n'y a pas de critère de vérité. Rien ne peut nous permettre d'affirmer qu'une chose est vraie, pas plus que d'affirmer qu'elle est fausse, car il y aura toujours dans ces affirmations une part de décision arbitraire.

Le critère de vie

Mais ne pas pouvoir se décider sur la véracité des choses obscures ne signifie pas ne plus vivre, critique que les profanes font régulièrement au scepticisme (et qui peut effectivement s'appliquer au scepticisme défaitiste, ou scepticisme commun). Cela est bien mis en évidence du simple fait que même les dogmatiques se pensant les plus savants seraient bien en mal pour faire reposer chacune de leurs actions quotidiennes sur l'une de leurs vérités.

Pour vivre, le sceptique se fie aux choses apparentes, sans affirmer qu'elles correspondent à une quelconque vérité en soi. Ainsi, il se conformera aux coutumes locales pour mener sa vie, suivra ses affects pour répondre à ses besoins naturels, apprendra un métier pour se nourrir; il pourra même être prêtre, comme Pyrrhon, si on venait à lui demander... Le tout est de faire ceci sans jamais croire toucher quelque chose qui dépasse les apparences. Il s'agit de s'adapter au moment présent, sans chercher à parvenir à une vérité en soi.

La méthode sceptique

Dans les Esquisses pyrrhoniennes, Sextus détruit un à un les principaux thèmes philosophiques de l'époque. Pour cela, il a recourt à deux types d'outils principaux.

Le désaccord entre les écoles

Dans tout l'ouvrage revient, à quelques mots près, une formule consacrée : « Que ces gens se mettent d'abord d'accord sur une position commune ». L'un des leitmotiv du pyrrhonisme est en effet la constatation de points de divergences sur les mêmes sujets entre des écoles philosophiques proposant chacune des argumentations fortes.

Pour Sextus, il n'est pas question de choisir l'une plutôt que l'autre, sous prétexte d'affinités. Si des arguments aussi forts ne parviennent pas à convaincre des personnes aussi éminentes, c'est qu'ils ne touchent pas la vérité. Il s'agit ici de l'un des modes de la suspension du jugement attribués à Agrippa : le désaccord.

Sextus écrit alors que les stoïciens et les épicuriens ont déjà plusieurs siècles de combat derrière eux, aussi est-il facile de comprendre le poids de cette objection de contradiction à cette époque.

Les autres modes

Une fois chaque point rejeté de la sorte, Sextus entreprend une déconstruction logique. Il s'agit de montrer que chacune des thèses avancées tombent dans l'un des quatre autres modes : le diallèle, la régression à l'infini (pour les deux principaux), le relatif et l'hypothétique.

L'acharnement

Malgré le fait que Sextus signale plusieurs fois qu'il ne traite les différents thèmes que sous la forme d'une esquisse, on peut noter un certain acharnement qui laisse penser que l'auteur tente d'être le plus exhaustif possible.

En effet, là où la plupart des philosophes se contenteraient d'avoir ruiné les fondements d'une thèse, Sextus continue toujours la déconstruction en supposant vraie l'hypothèse qu'il vient de rejeter. On le voit ainsi faire le tour des thèses des uns et des autres sur les thèmes qu'ils abordent, réfutant depuis leurs fondements jusqu'à leurs conséquences, sinon dernières, au moins particulières.

C'est l'une des clefs de la méthode pyrrhonienne, en contraste, par exemple, avec la critique néo-académicienne : ne pas se contenter d'une objection sur une abstraction fondamentale mais miner l'ensemble du contenu théorique. Il n'est ainsi pas concevable que les dogmatiques se servent des objections pour repenser et renforcer leur doctrine.

Explication détaillée

Livre I : les principes et les arguments sceptiques

Ce livre constitue l'ajout majeur de Sextus à ce qu'il a déjà dit dans Contre les dogmatiques. Il s'agit ici d'une sorte de condensé des théories sceptiques, ce qui fait dire à certains que ce sont bien les Esquisses qui ont été composées après le Contre les dogmatiques, et non l'inverse.

Considérations générales (1 - 20)

Le regard de Sextus sur la philosophie de son époque

Quand on cherche la vérité sur un sujet précis :

  • soit on fait une découverte,
  • soit on nie qu'on puisse trouver la vérité, elle est insaisissable,
  • soit on continue la recherche.

Ceci est valable pour tout sujet de recherche. On compte trois types importants de philosophie : la philosophie dogmatique (qui prétend faire des découvertes, comme l'aristotélisme, l'épicurisme, le stoïcisme), la philosophie académique d'Arcésilas (qui nie qu'on puisse faire des découvertes) et le scepticisme (qui continue de chercher).

Le sujet de ce livre est ce troisième type de philosophie, et il est composé dans l'esprit même du scepticisme :

« […] de rien de ce qui sera dit nous n'assurons qu'il est complètement comme nous le disons […] » (I, 4).

Cette philosophie peut se diviser en deux :

  • l'exposé général du scepticisme : « sa notion, ses principes, ses discours, son critère et sa fin, les modes » (livre I)
  • l'exposé spécial, qui réfute chaque partie de la philosophie : la logique (livre II), la physique et l'éthique (livre III)
Définition du scepticisme

La voie sceptique est :

  • « chercheuse », car elle concerne la recherche et l'examen.
  • « suspensive », car l'affect qui résulte de la recherche sceptique est la suspension du jugement
  • « aporétique », car elle ne peut se déterminer sur l'existence d'une chose, pas plus que sur sa non-existence
  • « pyrrhonienne », car Sextus voit en Pyrrhon le premier sceptique au sens strict.

Sextus définit le scepticisme comme «la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celle qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu'il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d'abord à la suspension de l'assentiment, et après cela, à la tranquillité» (I, 8). L'idée principale est qu'en ce qui concerne les choses obscures, on peut opposer à toute démonstration une autre démonstration qui sera d'égale mesure. L'attitude sceptique consiste donc à confronter en permanence les arguments de manière à montrer que la solution est indécidable. On suppose que de ce doute naîtra la tranquillité, ou ataraxie.

Le champ de recherche du sceptique

Sextus prend le terme de dogme au sens strict, c'est-à-dire qu'il ne signifie pas simplement croyance, car le sceptique ne conteste pas ses perceptions, mais accepte toujours les apparences qui lui tombent passivement sous le sens. Ce qu'il conteste, c'est l'inférence qui est faite, depuis ces apparences, de l'être réel de l'objet qui apparaît (I, 19).

Dogme doit être pris dans le sens de croyance dans des théories complexes, ou, selon les mots de Sextus: d'«assentiment à une chose déterminée parmi les choses obscures qui sont objet de recherche pour les sciences» (I, 13). Le sceptique ne dogmatise pas, car il ne prétend jamais que ce qu'il dit est vrai, mais plutôt que c'est ainsi que la chose lui paraît sur le moment.

Le sceptique peut très bien entreprendre des recherches sur le fonctionnement du monde, mais à condition de ne pas prétendre parvenir à une vérité. Ces recherches ne doivent avoir pour but que de produire des arguments permettant de contrer ceux qui sont utilisés par des dogmatiques (I, 18). Il est capital de comprendre ici que le scepticisme n'exclut pas l'étude. Bien au contraire, c'est en connaissant bien les théories des différents dogmatiques que le sceptique pourra opposer les unes aux autres.

Critère et fin du scepticisme (21 - 31)

Sextus distingue deux critères parmi ceux qui peuvent pousser l'homme à prendre des décisions : le critère de vérité et le critère de vie. Le critère de vérité est précisément ce que rejette le scepticisme. Ce serait la faculté, l'objet ou quelconque étant qui permettrait de juger qu'une chose est vraie plutôt que fausse. De cela est distingué le critère d'action, qui nous permet de faire nos choix dans la vie quotidienne.

Pour Sextus, le critère de vie est la chose apparente, c'est-à-dire nos perceptions et nos affects. Peu importe si ce que nous voyons est une illusion, cette vision en elle-même n'en est pas moins vraie. L'erreur consisterait à prétendre que cette vision révèle une réalité, ou encore de rejeter cette vision en la prétendant fausse.

Ces apparences semblent entrer dans l'une de ces quatre catégories :

  • la nature: Selon la conception qu'on se fait de la nature proprement humaine
  • la nécessité des affects: Nous avons des besoins, tels que la faim ou la soif, auxquels il faut répondre par des actions
  • les traditions et les coutumes
  • la connaissance technique: Afin d'avoir un métier et d'en tirer notre subsistance

L'action du sceptique consiste à s'adapter à ces apparences, dans le but d'obtenir la tranquillité, ou absence de trouble. Ainsi, le but du sceptique n'est pas d'obtenir ce qui serait vu comme un bien supérieur, matériel ou spirituel, car celui qui se fixe ce genre d'objectif est en permanence dans le trouble : insatisfaction quand il n'a pas le bien, emportement ou crainte de le perdre lorsqu'il l'a obtenu.

La tranquillité du sceptique n'est pas une insensibilité comme la voudrait les stoïciens : le sceptique ressent la douleur, la faim, et tous les autres maux sensibles, mais ne se déterminant pas sur le fait qu'ils soient des biens ou des maux, ils lui sont moins pénibles qu'à ceux qui craignent la douleur. Ce sont des informations actuelles qui indiquent quelle action nous devons entreprendre.

Les modes (31 - 35)

Les dix modes (36 - 163)

Sextus Empiricus classe ces dix modes de manière hiérarchique, en les subordonnant à trois autres modes, eux mêmes subordonnés au relatif, sans qu'on puisse dire si cette différenciation soit le fait d'Ænésidème (à qui on attribue ces dix modes).

Les numéros devant les modes sont ceux utilisés par Sextus, qui signale que «nous n'avons recours à cet ordre que conventionnellement» (I, 38).

  • le relatif
    • d'après ce qui juge
      • 1 d'après la variété des animaux
      • 2 d'après la différence entre les humains
      • 3 d'après les différentes constitutions des organes des sens
      • 4 d'après les circonstances extérieures
    • d'après ce qui est jugé
      • 7 d'après la quantité et la constitution des objets
      • 10 d'après les mode de vie
    • d'après les deux précédents
      • 5 d'après les positions, les distances et les lieux
      • 6 d'après les mélanges
      • 8 relatif
      • 9 d'après le caractère continu ou rare des rencontres
Les cinq modes (164 - 177)
Les deux modes (178 - 179)
Les modes relatifs à la causalité (180 - 186)
Des expressions sceptiques (187 - 209)
Différences entre le scepticisme et les autres écoles (210 - 241)

Livre II : démonstration et critère de vérité

Le critère

La vérité

Analyse de la démonstration

Livre III

La physique

L'éthique


Le scepticisme antique

scepticisme · Vocabulaire · Pyrrhon d'Élis · Timon de Phlionte · Ænésidème · Agrippa · Sextus Empiricus · Liste des sceptiques anciens

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